La vie au camp de Choisel
Récit de Pierre DURAND, dans « Raconte Camarade »
« Nous sommes répartis dans les différentes baraques de bois et de tôles. J’y retrouve de nombreux camarades que je connais tant de la région nantaise que de la région parisienne. Déjà se manifeste une organisation clandestine intérieure que dirige Jean-Pierre TIMBAUD, petit, râblé, avec une épaisse chevelure, secrétaire des métallos, que je connais depuis mon accession à la commission exécutive fédérale de la métallurgie C.G.T.U.
Dans la baraque où je suis affecté, se trouvent des cheminots, le marin Eugène KERIVEL, et d’autres. Le responsable est un jeune Nantais secrétaire du métallo club chantenaysien : CLENET à qui TIMBAUD me présente comme adjoint.
Le moral est bon. L’illusion persiste que le conflit sera de courte durée et qu’il se terminera par la victoire des Alliés. Hélas, que de drames surgiront d’ici la fin de la guerre.
Nous connaissons la faim et ensuite le froid car l’hiver est rude dans ces abris mal clos, bien légers et sans feu. La discipline ne pose pas de problèmes, elle est supportée par tous comme savent la supporter des hommes convaincus de la justesse de la cause qu’ils défendent.
Ce camp de Choisel est situé à deux kilomètres du centre de la ville. Comme moyen de transport, nous fabriquons avec un essieu, de vieilles roues et du bois "emprunté" à la construction, une espèce de poussette. Un tube creux relie les deux brancards et camoufle, à la censure indiscrète, les papiers contenant les directives d’évasion ou les éléments d’un poste radio. Poste si utile pour capter les émissions de Londres, les nouvelles que les responsables communiquent verbalement à leur groupe. Les gendarmes, qui en ignorent l’existence, sont fortement intrigués par les petits drapeaux piqués sur les cartes à l’emplacement des fronts. Les nombreuses perquisitions pour découvrir nos sources d’informations restent infructueuses.
Nous sommes ensuite chargés de la construction d’une petite salle de douche accolée à l’infirmerie qui fonctionne avec deux infirmières de la Croix-Rouge locale et les quatre docteurs emprisonnés qui seront fusillés : TENINE et PESQUE le 22 octobre 1941 à la Sablière, JACK et BABIN le 15 décembre 1941 à la Blisière.
Personne ne reste inactif. Nous organisons des cours d’administration municipale, d’éducation physique, de langues étrangères, d’électricité, etc. des matinées récréatives le dimanche.
Des cuisiniers volontaires réalisent des prodiges pour préparer les repas avec les mauvaises denrées qui nous sont remises.
Pour ces détenus dont, en général, elle n’ignore pas les idées politiques, la population de Châteaubriant éprouve de la sympathie et elle l’exprime d’une façon remarquable quand l’occasion se présente. Ainsi quand, pour un motif quelconque, l’un d’entre nous est conduit en ville, il est escorté, enchaîné, de deux gendarmes. Les protestations en ville sont tellement vives que le fameux TOUYA fait retirer les menottes. Quand le camarade pénètre dans une boutique, il obtient sans ticket ce qu’il désire »
(Lucien TOUYA, une sombre brute, est le responsable du camp, depuis qu’il a remplacé le capitaine LECLERCQ. Le poète ARAGON dira plus tard que TOUYA, arrêté à la Libération, fut mis en résidence surveillée à Saintes, puis libéré, promu capitaine et décoré de la Légion d’Honneur !)
Photo : le deuxième en haut à gauche de la photo, est Guy Môquet
Des évasions humiliantes pour l’ennemi
Au début de leur « séjour », les internés de Châteaubriant bénéficient de certaines « libertés ». Ils s’organisent et imposent leur fonctionnement au chef du camp, le capitaine LECLERCQ qui souhaite « ne pas faire des internés de futurs martyrs pour la cause communiste » : un responsable par baraque, « université populaire », culture physique quotidienne, bibliothèque (que le chef de camp s’efforce "d’enrichir" d’œuvres du Maréchal Pétain), activités manuelles, théâtre, chants, danses, discours politiques, etc.
Pour le ravitaillement, l’un des prisonniers sort tous les jours avec une voiturette pour ramener les provisions données par les commerçants ou les habitants de la ville, ou ramassées en fin de marché le mercredi. En effet, depuis le passage des 45 000 soldats prisonniers, les Castelbriantais savent se montrer généreux. Ils procurent des vêtements aux prisonniers, mais aussi des petites boussoles et des cartes routières assez sommaires (calendrier des postes).
Les internés ont le droit de recevoir du courrier. Les agents des PTT de Châteaubriant, quand ils viennent porter le courrier, laissent leur vélo bien visible, avec les sacoches ouvertes : un certain nombre de lettres sont ainsi expédiées en échappant à la censure de la direction du camp . Des visites sont possibles certains jours : huit visites autorisées toutes les 48 heures : une baraque du camp a même été aménagée en « hôtel » pour les visiteurs. Mais parfois, les familles attendent en vain leur tour.
M. Feuillien raconte : « J’avais un ami qui était boulanger et qui livrait le pain au camp de Choisel en compagnie de son commis. Ma future femme décide de remplacer le patron et de venir avec le commis livrer le pain. Mais le pain ne se livrait qu’au P2 alors je décide que pour un jour je serai menuisier car l’atelier est dans le P2. Un de mes camarades demande l’autorisation de m’emmener pour un travail urgent. Et quand le pain arriva, ma fiancée laissa le commis et vint me rejoindre à la menuiserie dans un endroit où les gendarmes ne pouvaient nous voir. En repartant, ma fiancée avait avec elle de nombreuses lettres pour l’extérieur. Ce trafic dura quand même deux jours sans que les gendarmes n’y trouvent à redire » (archives de Loire-Atlantique 27 J 11)
Le Parti Communiste décide donc de profiter de ces facilités et organise des évasions à Châteaubriant, avec des complicités sur place comme les Castelbriantais Roger PUYBOUFFAT (dentiste), Jean LE GOUHIR (cheminot) ou Jean TROVALET (boulanger à Treffieux).
Le 18 juin 1941, Fernand GRENIER (futur ministre de De Gaulle à Alger) s’évade, avec Henri RAYNAUD, en utilisant la voiturette du préposé à la cantine. Le lendemain, Roger SEMAT, Eugène HENAFF et Léon MAUVAIS s’évadent aussi. Les autorités ne s’en aperçoivent pas tout de suite car les deux soirs, complices, les camarades de leur baraque de Choisel répondent « présent » à leur place. Ce n’est que le lendemain, jugeant que les évadés sont maintenant en sécurité, qu’ils signalent leur absence lors de l’appel du soir.
Huit autres prisonniers du camp de Choisel réussiront aussi « la belle » mais c’est l’évasion des cinq communistes, tous cadres du Parti, qui provoque la colère des Allemands soupçonnant des complicités entre détenus et gardiens.
Le 22 juin 1941, à 7 heures, un poste de radio appartenant à un Castelbriantais voisin du camp, diffuse une nouvelle, assez bruyamment pour que tout le camp l’entende : l’URSS est entrée en Guerre. « Première réaction : stupeur. Deuxième réaction : joie délirante et, depuis, anxiété, en ce sens que les succès allemands parviennent seuls à la connaissance des internés. Une démarche énergique a été faite près du propriétaire de TSF trop bruyant » dit un rapport de l’Administration, cité dans « Etudes Tziganes ». (archives de Loire-Atlantique 1694 W 39)
Selon ce même rapport : « malgré toutes les précautions prises, par une voie qui n’est pas encore située, des consignes arrivent aux internés de se tenir prêts pour le 10 juillet. Deux moyens sont employés : surcharger la besogne du personnel du camp pour détourner l’attention (...) ( tentative de guerre des nerfs) - passivité feinte, obéissance passive, trop grande soumission aux ordres pour endormir la surveillance ». Cette date du 10 juillet reste mystérieuse mais l’administration du camp sent qu’il se prépare quelque chose : « arrivée de mandats en masse (moyenne quotidienne 1800 francs contre moins de 600 avant) - évacuation de tout ce qui n’est pas strictement indispensable comme vêtements et objets divers, ordres donnés par lettres de retirer les dépôts en banque, etc ». On n’a jamais su qui était prévu pour le 10 juillet. Cette date est pourtant indiquée dans un message chiffré adressé à l’un des détenus. En réalité il ne s’est rien passé. Quelque chose a dû contrarier le projet.
La Baraque 19
L’évasion de communistes, l’entrée en guerre de l’URSS, la menace d’un complot, tout cela entraîne le renforcement des mesures de sécurité et de rétorsion : interdiction de stationner à moins de 3 m des barbelés, suppression des cigarettes et des outils utilisés pour fabriquer des objets en bois, lumières interdites après le coucher du soleil, confiscation des lampes de poche, appel en rang par trois, etc... [Fin juin 1941, le capitaine LECLERCQ sera remplacé par L. TOUYA. A la mi-septembre il s’engagera dans la légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme et on le verra même parader sous l’uniforme allemand au début de l’année 1942 en ville.].
Le 23 septembre 1941, un réseau de barbelés est monté autour d’une baraque « la baraque n°19 » où, par ordre des Allemands, mais sur une liste fournie par CHASSAGNE, envoyé spécial de PUCHEU, Ministre de l’Intérieur, 18 hommes seront parqués d’abord, et deux autres les rejoindront plus tard « pour une surveillance particulière ». Une réserve d’otages à Châteaubriant. Parmi ces hommes, d’anciens amis de CHASSAGNE à qui celui-ci réserve un traitement particulièrement rigoureux.
Victor RENELLE écrit à sa femme, sachant que sa lettre sera lue par la censure : « Les "intellectuels" ont été séparés de l’ensemble des prisonniers et isolés dans une baraque spéciale afin de leur procurer le calme nécessaire à leur état et à leurs travaux. J’ajoute que parmi les intellectuels, on a compté les élus, députés ou autres, de sorte qu’il est bien difficile d’interpréter cette mesure d’isolement. Bien entendu les quatre médecins ont fait partie de la fournée ».
C’est l’automne, « la boue choisellienne règne sans discussion » - « Nous avons à peu près terminé l’aménagement de notre baraque, mais pendant la journée, nous n’avons pas très chaud, car un des grands côtés est exposé en plein aux vents d’ouest, et par conséquent à la pluie, de sorte que les parois intérieures même sont humides de ce côté » écrit Victor RENELLE . (http://renelle1941.free.fr/)
Les hommes cependant gardent le moral. Et l’humour. « J’ai bien ri des réflexions que t’avaient suggérées ta visite au zoo. Elles sont bien plus actuelles depuis avant-hier, écrit-il le 25 septembre, deux jours après avoir emménagé dans la « baraque 19 » - « N’oublie pas que les bêtes du zoo peuvent réciproquement vous considérer comme un spectacle et que les prisonniers ne sont pas nécessairement ceux qui sont à l’intérieur de l’enclos. On peut être libre dans une prison. C’est difficile mais avec de la volonté on y parvient, à condition toutefois de ne pas accorder un sens trop physique au mot de liberté. Et, comme je ne suis pas en prison, mais simplement interné, tu vois que je suis "hénaurmément" - comme aurait dit Flaubert - libre »