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Livre - Marcel Letertre

 

 Témoignage de Marcel LETERTRE

30 novembre 1943, le groupe LETERTRE, appartenant au Réseau Buckmaster-Oscar, est démantelé par les Allemands et beaucoup de ses membres arrêtés à Châteaubriant, Sion les Mines et Rougé. Direction : la prison Jacques Cartier à Rennes. « Mon père Marcel Letertre est dans la cellule 62, au deuxième étage à gauche. Mon cousin, Marcel Letertre, est dans la 66 et moi, Marcel Letertre-fils, dans la 64 où se trouve déjà un jeune, Pierre CAOUREN, de Huelgoät qui sera fusillé quelques temps après, pour avoir abattu un Allemand en gare de Rennes »

Le 4 décembre 43 commencent les premiers interrogatoires. « Le fait que ce soit si tôt après nos arrestations, prouve que les Allemands savaient déjà beaucoup de choses sur nous. Mon père est interrogé le premier, au sous-sol de la prison. « Bande de salauds, vous ne saurez rien » sont les dernières paroles que j’ai entendues de lui. Mais je sais qu’il n’a pas parlé sous la torture. Déporté ensuite, il est mort, disparu en Tchécoslovaquie. »

Vient ensuite le tour de Marcel LETERTRE-fils d’être interrogé : « j’ai dérouillé. Sans cesse ils me posaient deux questions : "Qui est Bernard ? - Où est Bernard ?" ». Il s’agit de Bernard DUBOIS, le responsable pour la Loire-Inférieure, du réseau Buckmaster Oscar. « Les coups pleuvaient sur moi, coups de trique, coups de nerfs de bœuf, coups de "boule de plomb". J’ai été laissé pour mort, mais je n’ai rien dit. Quand j’ai été ramené en cellule, mon compagnon de prison m’a mis des mouchoirs mouillés sur les fesses pour atténuer la douleur. ».

9 décembre 43, dans la lumière du jour naissant, son compagnon s’aperçoit que Marcel Letertre baigne dans une mare de sang et de pus. Le gardien l’autorise à le porter à l’infirmerie. « Le major allemand, qui s’étonne que je ne sois pas venu plus tôt me faire soigner, ordonne mon transfert à l’ancienne école primaire supérieure de filles, rue d’Antrain, transformée en hôpital allemand pour prisonniers de guerre. Malgré la Gestapo, qui voulait s’opposer à mon opération, je suis pris en charge d’urgence par un médecin français assisté d’une infirmière militaire et d’un infirmier noir. Le chirurgien enleva une pleine cuve de pus, de sang et de chairs meurtries par les coups de boule de plomb. Pendant l’opération, la salle était bien gardée : le Gestapiste qui m‘avait interrogé, son chauffeur et deux soldats bloquaient les issues. »

« Je suis resté en cellule à l’hôpital, toujours gardé par deux sentinelles, jusqu’au 19 janvier 44, jour où la Gestapo demande à me récupérer, malgré l’opposition du médecin major allemand qui trouve que mes fesses ne sont pas cicatrisées. Je me retrouve alors dans la cellule 5, avec Pierre K, celui qui avait infiltré le groupe de Martigné et qui est responsable de son démantèlement. Il est en cellule, me dit-il, pour marché noir de bas de soie en particulier. C’est possible, les Allemands ont toujours été impitoyables pour les trafiquants de marché noir, y compris pour leurs propres agents. Mais moi, je me méfie : ne serait-ce pas un mouton ? j’apprendrai par la suite qu’il a été déporté au camp de Neuengamme. Il en serait revenu. ».

« La chemise de mon frère a été renvoyée à Châteaubriant, avec le linge sale. C’est moi qui l’ai reçue » dit Emile Letertre. « Quand j’ai vu à quel point elle était tachée de sang, je l’ai fait disparaître pour que ma mère ne puisse pas imaginer le calvaire qu’avait subi mon frère ».

14 mars 44, Marcel Letertre entend à nouveau le mot si redouté : « interrogatoire ». Terreur, les tortures vont-elles recommencer ? Non, cette fois il est interrogé, de façon normale, par un dénommé Grikel, juge d’instruction à Mannheim.

« Je lis à l’envers, sur sa machine à écrire, les noms qu’il a écrits. Ils y sont tous sauf un, que je lâcherai par imprudence : celui de Joseph BREMONT qui nous a aidés le jour où nous avons convoyé des aviateurs américains abattus à Lorient. Je me suis toujours reproché, par la suite, d’avoir donné ce nom et, tout le temps de ma déportation, le souvenir lancinant me revenait, je me demandais ce qu’il était devenu. Après ma libération, je saurai qu’il n’a pas été inquiété du tout par les Allemands. »

Au cours de ce dernier interrogatoire Marcel Letertre revoit son cousin (qui s’appelle aussi Marcel Letertre). « Vous oubliez quelqu’un » me dit Grikel, tandis que je lui redis tous les noms qu’il a déjà. « Si, vous oubliez Marcel Letertre » - « Mais c’est moi Marcel Letertre ! » - « C’est aussi votre cousin, il en était ». « Je continue à nier sa participation au réseau Libé Nord sachant bien qu’on nous confronterait. C’est ainsi que j’ai pu le revoir. ».

« Enfin, on me signifie quatre chefs d’accusation : réfractaire au STO, essai de constitution avec Libé Nord d’un maquis en forêt de Javardan [ce maquis n’avait été qu’un projet, sans aucun début d’exécution. Les Allemands sont donc renseignés sur tout] aide au passage en Angleterre d’aviateurs américains, parachutage d’armes avec le réseau Oscar. C’est fini, j’entends le verdict : travail forcé en Allemagne. Je ne savais pas qu’il s’agissait de camp de concentration dont j’ignorais l’existence. »

Entre mars et mai 1944, les détenus restent à la Prison Jacques Cartier de Rennes et peuvent échanger avec leur famille. « Nous avons reçu des messages glissés dans les ourlets des chemises. L’un d’eux nous disait : allez chez Pavard et glissez un petit couteau dans un pot de rillettes » dit Emile Letertre. « la correspondance était surveillée mais mon père avait trouvé le moyen de faire passer un message en perforant des lettres sur les pages d’un livre qu’il nous renvoyait. J’ai toujours ce livre ».

9 mai 44, avec beaucoup d’autres prisonniers, transfert à Compiègne. Quatre jours pour y aller. Là, Marcel Letertre retrouve plusieurs camarades dont les gendarmes arrêtés à Martigné-Ferchaud, toujours en uniforme. « Je saurai vite que, avec les Allemands, c’est toujours 5 par 5 que l’on est enchaîné, c’est par rang de 5 qu’on fait l’appel, etc.. je n’oublierai jamais le guttural « colonne par 5 » : « In Fünferreihe ! »

Compiègne, un vaste camp, géré par des Français. Une impression de semi-liberté, presque un paradis à côté de la prison de Rennes où chaque porte qui grince, chaque bruit de bottes, chaque tintement de clés, provoquent l’angoisse d’entendre les mots tribunal, interrogatoire, qui signifient torture, la plupart du temps. La torture : à la fois dure souffrance physique et crainte de ne pas tenir le coup, de donner le nom de camarades.

« C’est à Compiègne que j’ai pu écrire, pour la première fois à ma fiancée et à ma mère. J’étais arrêté depuis plus de cinq mois. Ma mère savait quand même que j’avais été à l’hôpital de Rennes, "pour une jaunisse" lui a-t-on dit. Drôle de jaunisse qui tache la chemise de sang et de pus. » dit Marcel Letertre-fils.

 Dans les wagons à bestiaux

4 juin 44, en rangs par 5, départ de Compiègne pour l’Allemagne. Les prisonniers sont entassés à 100 dans les wagons prévus pour 40 hommes maximum. En cours de route, des hommes entaillent le plancher à coups de couteaux et tentent de s’évader . Ils sont mitraillés. Les Allemands font descendre les autres sur le quai d’une gare. Tous mis à nu.
« On nous fait remonter, nus, dans le wagon, et on nous compte et recompte. Mais comme les Allemands se trompent tout le temps, ils nous font mettre, sitôt comptés, dans une moitié de wagon, ce qui fait que nous nous trouvons, pendant un long moment, à une centaine dans un espace encore plus exigu qu’avant. ».

Puis c’est le départ, toujours nus, pour le camp de Neuengamme, le plus grand camp de l’Allemagne du Nord, au Sud-Est de Hambourg. « En chemin, en passant à Aix-La-Chapelle, nous apprenons le débarquement allié sur les côtes de Normandie, le 6 juin 44. C’est un espoir pour nous, mais nous ne savons pas encore que le temps sera long jusqu’à notre libération et qu’il y aura de nombreux morts jusque là. Pour moi il faudra attendre le 28 avril 1945 et nous ne sommes que le 6 juin 44. » se souvient Marcel Letertre-fils.

 Les chiens, la tonte, le grésil

« Nous arrivons au camp de Neuengamme, toujours nus. On nous redonne nos habits, ou plutôt des habits qu’on saisit dans la montagne de vêtements de 2000 personnes. Une armée de gardiens nous attend, accompagnés de chiens dressés à mordre les chevilles des Déportés. Notre inquiétude est grande. Dans les baraques, des détenus déjà installés nous regardent arriver avec indifférence : les camps de concentration, c’est une telle entreprise de déshumanisation que cela n’a rien de surprenant. ».

« D’abord on nous rase le crâne, totalement. Plus tard, quand les cheveux repousseront, on ne nous rasera plus qu’une bande centrale, que nous appelons l’auto-strade, pour que nous soyons plus facile à reconnaître en cas d’évasion ».

Tous les effets personnels des Déportés sont rangés dans des sacs en papier et les hommes passent à la douche et au grésil dont les Allemands les aspergent copieusement. Puis leur est donnée leur tenue de bagnards : pantalon rayé, chemise rayée, veste de toile rayée aussi, calot rayé et « claquettes » pour les pieds : une semelle de bois retenue avec peine par une bande de toile qui passe dessus le pied, et des "chaussures russes", simples carrés de tissus. « Et nous voilà habillés pour toutes les saisons, pour tous les temps. Nous sommes tous mis ensuite dans le bloc de quarantaine, baraques en bois prévues pour 200 hommes et qui en renferment 1000. Les lits ne sont que des « châlits » sur trois étages, lattes de bois, paillasses quasiment vides de paille, une seule couverture. ».

NEUENGAMME est un camp monté en 1936 pour les Allemands antifascistes : communistes, sociaux-démocrates, catholiques, protestants, objecteurs de conscience y sont mélangés avec des « droits communs », voleurs, assassins et autres. Dans ce camp, toutes sortes de nationalités se mêlent : Allemands, Polonais, Russes, Tchèques, Italiens, Espagnols, Belges, Yougoslaves, Grecs, Français, venus de tous les pays occupés par l’Allemagne. Une promiscuité difficile en raison de différence de langue et d’habitudes de vie, en plus de la surpopulation du camp. Tous les détenus portent, sur leur tenue de prisonnier, un triangle de couleur mentionnant leur numéro matricule et une lettre majuscule indiquant leur nationalité. Un triangle de couleur rouge pour les politiques, vert pour les droits communs. « Le mien est rouge, porte la lettre « F » pour Français et porte le N° 34 826 :
Vierunddreissigtausendachthundertsechsundzwanzig. » dit Marcel Letertre-fils.

Le camp de Neuengamme est moins connu que les autres car les Anglais le trouvent vide quand ils arrivent : les 6 à 7000 déportés qui restaient, avaient été acheminés à pied vers le mouroir de Bergen-Belsen ou placés en baie de Lübeck dans des bateaux.

 Pour déshumaniser les hommes

L’organisation du camp est laissée aux détenus, pour qu’ils se battent entre eux, que l’ennemi ne soit pas les SS qui gardent le camp, mais les Kapos. « Au début, nous sommes sous la coupe des « verts », c’est-à-dire des « droits communs ». Ensuite, heureusement, les rouges prendront le dessus, essayant de remettre un peu de dignité et d’humanité dans cette usine à déshumaniser. ».

Est-il utile encore de décrire la dure vie des camps ? Le lever 3-4-5 heures du matin, selon les saisons, à coups de gueule et à coups de trique, le long « appel » dehors, par tous les temps, à peine vêtus, une heure, deux heures, trois heures pour compter, recompter les Déportés. Souvent on les met à nu, pour un oui, pour un non.

Entre les baraquements se trouvent les lavabos. Un minuscule morceau de savon et une seule serviette pour une centaine de personnes. Vite mouillée, elle n’essuyait plus. « Pour ne pas prendre froid, nous nous frottions mutuellement le dos, nous nous agglutinions à 15 ou 20 pour trouver un peu de chaleur. ».

Pour la « soupe », 200 ou 300 gamelles pour un millier de détenus. Il faut faire vite. Trop chaud il faut boire quand même, sinon un coup de pied fait valser la gamelle. En bout de file, c’est froid, tant pis : le bétail humain doit s’en contenter. Du pain ? trois fois rien. Des sprats, petits poissons très salés qui donnent soif. « Et nous n’avons pas d’eau, pas le droit d’aller aux lavabos, pas le droit de boire. Quelquefois du saucisson : est-ce du chien ? du rat ? ou une demi-cuillerée de confiture chimique ou d’une margarine tirée du charbon. Le « café » n’est qu’un ersatz. La soupe est faite de légumes déshydratés. C’est de la nourriture, parce qu’on le veut bien, parce qu’il faut manger tout ce qu’on nous donne si on veut tenir le coup. Plus tard je serai bien obligé de manger du charbon de bois pour enrayer la dysenterie. ».

Survivre, tout le monde n’y arrive pas. Ceux qui ont une motivation forte, philosophique, politique ou religieuse, ceux qui ont une forte constitution, ceux qui sont de petits mangeurs, tiennent mieux que les autres ... il en meurt cependant chaque nuit. Vers la fin des camps, lorsque les crématoires ne suffiront plus, leurs cadavres s’empileront le long des murs des baraques. Parfois jusqu’au toit.

 Pendre un homme, en musique

Officiellement, ces camps sont des camps de travail. Après les longues stations debout, pour l’appel, les Déportés partent réaliser du terrassement, en musique, avec un orchestre comportant beaucoup de cuivres. « Le terrain était marécageux, j’avais à pousser des wagonnets sous la surveillance des chiens, des SS et des Kapos. Les claquettes que j’avais aux pieds collaient à la glaise, retardaient mon avancée. Je risquais les coups. J’ai donc décidé de travailler pieds nus. Mais en faisant attention à ne pas perdre mes claquettes sinon c’était l’accusation de "sabotage" et les coups de trique sur les fesses (comme pour chaque bêtise d’ailleurs). Et moi qui avais les fesses à peine cicatrisées ... ». Marcel Letertre a "la chance", à ce moment là, d’attraper des ampoules aux chevilles, qu’il laisse pourrir, ce qui lui permet de rester au repos pendant 15 jours. « C’était le début de ma déportation. J’avais encore des forces et des réserves de santé. Par la suite j’aurais risqué la gangrène ou la mort. »

« A Neuengamme, je me trouvais avec mon cousin jusqu’au jour où nous ne nous sommes pas trouvés sur la même file. Nous avons été séparés. Moi j’ai été envoyé en commando à Misburg pour déblayer une raffinerie de pétrole que les Alliés bombardaient sans cesse ».

« Nous étions 800 à 1000 Déportés à travailler là, dont beaucoup de Français, au milieu des Allemands, des prisonniers de guerre et des STO. Le comportement de tous ces gens-là était différent, mais il y avait beaucoup de compassion à notre égard et des gestes de solidarité, malgré les risques encourus »

« Nous travaillions parmi les Allemands. Alors quand j’entends dire, maintenant, que les Allemands ignoraient l’existence de ces camps, je me dis que certains d’entre eux étaient parfaitement au courant, parfois même de choses que nous ignorions. Un jour un contremaître allemand nous dit : « il y aura une pendaison ce soir au camp ». Cela s’est révélé vrai. Un jour que nous avons dû faire le tour de l’usine en passant par le bourg, un enfant nous a jeté des pierres. Sa mère se trouvait à côté, savait que nous étions des "terroristes", de ceux qui "tuent vos frères et maris dans le dos, là-bas en France" ».

Les pendaisons au camp : tout un cérémonial. Les potences sont dressées au centre de la place d’appel. Les Nazis font défiler les Déportés en rangs par 5 et les obligent à regarder les hommes que l’on pend. Sur un podium, un orchestre joue des airs entraînants. « Ce soir-là, les Allemands pendaient quatre petits Russes, repris après une tentative d’évasion ». Mais tous les fugitifs ne sont pas pendus à la fois, il faut en réserver pour des « spectacles » ultérieurs. Les sursitaires sont marqués d’un grand rond jaune, à la peinture, dans le dos.

A Misburg, par rapport au camp, l’ambiance est plutôt bonne, en raison de la présence d’un grand nombre de Français. L’encadrement, assuré par les détenus, est correct. « J’avais été pris en amitié par un kapo, un vieux marin, un vieux forban, une sorte de pirate, qui a toléré un jour que je ne descende plus déblayer dans les cratères faits par les bombes, au milieu de la ferraille rouillée et déchiquetée et de l’huile chaude. Je lui dois un peu de cette vie que j’ai pu conserver ».

A Misburg, les Déportés bénéficient de gamelles de deux litres en porcelaine ! Quelquefois on leur sert la soupe qui reste après la distribution aux civils de Hanovre. Elle arrive un peu aigre, mais ils la mangent de bon cœur, même si elle donne la diar-rhée. « Un soir, au camp, il y eut un bombardement. Interdit de sortir de la baraque. Et moi qui avais un besoin très très pressant ! Il ne m’est resté que la solution de me soulager dans ma gamelle. Le matin je l’ai bien nettoyée et je suis allé chercher mon café. Il le fallait bien ».

 La Marseillaise pour garder le moral

Les lavabos, entre les baraquements, servent de point de rencontre, de bourse au troc, où l’on peut échanger par exemple du pain contre des cigarettes. Là se nouent aussi des échanges plus culturels. Le 14 juillet 1944, quelques Français s’y retrouvent autour du doyen des Français, Albert AUBRY, député socialiste de Rennes, qui tient un bref discours sur le sens du 14 juillet, la prise de la Bastille, les libertés perdues et à recouvrer. « La Marseillaise que nous avons fredonnée, nous a remonté le moral. De ce jour là date mon lent cheminement politique. »

« Un jour, il m’a fallu quitter Misburg pour revenir à Neuengamme, avec le cérémonial officiel : douche, grésil, tonte, quarantaine. Et j’ai été envoyé à Meppen, sur la frontière, à hauteur de la ville hollandaise de Arnheim. C’était en novembre 44. Il nous fallait creuser des tranchées pour la défense anti-char. Tantôt les fossés étaient remplis d’eau. Tantôt la terre était si gelée que chaque coup de pioche n’en arrachait que quelques centimètres. C’était l’hiver, nous étions très affaiblis, la faim, le froid, l’humidité, provoquaient des épidémies de diarrhée au point qu’il y avait une baraque spéciale pour les « chiassieux ». Mais il fallait travailler quand même. »

A Meppen se trouvait un stalag de prisonniers de guerre et un camp d’officiers supérieurs russes. « Nous avions interdiction de leur parler : nous étions des "terroristes", des pestiférés. Le matin, nous quittions le camp de bonne heure, dans un petit train, sorte de charrette sur rails rappelant les véhicules « Decauville ». Trajet à tout vent, à une allure de sénateur. On se gelait. »

« C’est à Meppen qu’un jeune soldat de la Luftwaffe m’a donné un coup de trique dans le dos, m’écrasant plusieurs vertèbres. Je n’ai pas su pourquoi. C’est à Meppen aussi que j’ai "échangé" ma gamelle trop petite contre une autre plus grande appartenant à un Polonais. Quand il s’en est aperçu, cela m’a valu une belle raclée de la part de son groupe. Mais là c’était de ma faute. »

Un jour à Meppen, en janvier 45, Marcel Letertre est appelé au bureau. « Qu’as-tu fait ? » dit le responsable allemand lui apprenant qu’il est rappelé à Neuengamme. « Rappel individuel » dit-il, expliquant que cela signifie nouvel interrogatoire ou exécution prochaine.

« Avais-je une coche rouge sur mon dossier, une marque signifiant NN (Nacht und Nebel, nuit et brouillard), individu à garder à l’œil et à faire disparaître sans qu’on sache ce qu’il est devenu ?. Je ne l’ai pas su précisément. ».

Nacht und Nebel (Nuit et Nuées) est un décret du 7 décembre 1941
qui précise que les personnes des territoires occupés de l’Ouest,
 suspectées d’actes d’hostilité envers l’Allemagne, 
et dont la condamnation à mort ne peut être obtenue 
de façon sûre et rapide par les tribunaux militaires allemands
siégeant dans ces pays, 
doivent être transférés en Allemagne dans le plus grand secret 
afin d’être jugés par des tribunaux d’exception
Ceux qui sont étiquetés ainsi ne doivent jamais sortir vivants des camps. 
De ce fait ils sont souvent exclus des Kommandos extérieurs

 SACHSENHAUSEN : Pompes et politesse

A partir de Neuengamme, Marcel Letertre est envoyé au camp de Sachsenhausen. Construit au nord de Berlin, de là sont partis les détenus juifs qui, déguisés en Polonais, ont fait croire à une attaque de Polonais, donnant à Hitler le prétexte d’envahir la Pologne. En ce camp, aussi, ont été fabriquées de fausses « livres » anglaises, très bien imitées, qui ont failli mettre en péril l’économie de la Grande Bretagne.

Dans ce camp sont assouplies les chaussures de cuir destinées aux soldats allemands du front russe. Les détenus, dont Yves Pelon, les chaussent le long d’un parcours varié et fort pénible : sable, petit gravier, caillasse, eau ... et on recommence : sable, petit gravier, caillasse, etc. « Moi, pour la première fois depuis ma déportation, j’ai pu travailler assis, à dévider des fils téléphoniques pour en récupérer le cuivre. J’ai pu manger assis également pour la première fois. Cela ne veut pas dire que le camp était plus doux que les autres. Je me souviens d’une séance de matraquage en règle, avec une trique de corde. Tous les détenus étaient frappés. Puis il fallut faire des pompes : c’est déjà pénible pour un jeune gars au service militaire. Mais c’est pire encore pour des détenus affamés et affaiblis par des mois de camps de concentration !. L’exercice s’est terminé par une séance de politesse : pendant des heures nous avons dû enlever le calot en saluant, le remettre, l’enlever, le remettre... » se souvient Marcel Letertre-fils.

Dans ce camp, enfin, Marcel Letertre récupére une partie de ses effets personnels, dont une médaille qu’il collera derrière sa plaque d’immatriculation de Neuengamme.

Après Sachsenhausen, départ pour Mauthausen. « Le jour du départ je m’entends appeler « Marcel ». Je me retourne. C’était mon cousin. Il y avait un petit Russe à mes côtés. En échange d’un mégot, il changea sa place contre celle de mon cousin et c’est ainsi que nous sommes partis ensemble, vers la mi-février 1945. En arrivant à Mauthausen, en Autriche, après des jours de transport et de détours, nous trouvons devant nous une colonne de civils tchèques, 300 environ. On nous fait attendre. Quand nous franchissons les portes du camp, il ne reste plus que 300 cadavres. Fusillés ? Gazés ? Je ne sais pas si la chambre de douche n’avait pas aussi un rôle de chambre à gaz. On l’a dit. Je ne peux l’affirmer, ni l’infirmer. ».

Mauthausen. « On me donne le matricule 132 168 et on nous rassemble sur la place d’appel ». « Colonne par 5 » toujours. Toute une nuit pour trier les mal-foutus et les malades. Ceux-là sont marqués d’une croix au crayon gras. Nul ne sait alors que c’est leur arrêt de mort. Pour les autres : douche, grésil, habillage, juste des claquettes, un caleçon et une chemise rayée. Nous sommes en février 1945, la température est de -15°. « On nous conduit aux blocs de quarantaine où nous devons nous allonger à même le sol, tête bêche, en sardines, avec une seule couverture jetée sur 4-5 corps à la fois. Malheur à celui qui devait sortir pour aller aux toilettes : il ne retrouvait jamais de place et devait rester debout dans l’entrée, le reste de la nuit ».

Malgré ces corps serrés, il fait froid, surtout lorsqu’il prend la fantaisie aux gardiens d’enlever les fenêtres du baraquement. Toutes les nationalités sont mélangées, les couvertures insuffisantes. Il arrive qu’un Déporté tire la couverture à lui : empoignades, intervention des gardes chiourmes, coups de ceinturon. Le cauchemar continue. « Pourtant nous savions que les Américains et les Russes approchaient et nous gardions un petit espoir que nous entretenions comme nous pouvions, y compris en échangeant... des recettes de cuisine et des idées de menus. »

 AMSTETTEN

Mars 45, Marcel Letertre est envoyé pour une huitaine de jours à Amstetten, immense gare de triage entre Linz et Vienne. Le matin, par tous les temps, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, les Déportés gagnent leur lieu de travail en wagons découverts. Une ou deux heures de trajet et au moins un kilomètre à pied à travers bois, sur des chemins défoncés par les bombardements, avec la faim au ventre et si peu de forces. Le travail consiste à déblayer les voies, à transporter à deux, des traverses de chemin de fer. Seul moment de repos : les bombardements pendant lesquels les Allemands se mettent à l’abri.

« Dans cette gare travaillent, comme nous, des femmes venues du camp de Ravensbruck. Quand on rencontre une Française que l’on reconnaît grâce à la lettre « F » sur son triangle rouge, on situe la région. Nantes, je dis. "Il y a une autre Nantaise ici " répond la femme qui se débrouille pour que nous nous rencontrions. C’est alors que je reconnais la femme de mon ami Charles Besnard. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre. Cela nous vaut une raclée de la part des SS, mais qu’importe ! »

« A Amstetten aussi, je revois un prêtre connu au camp de Compiègne et surtout épisode comique, je fais la connaissance du fils du vice-roi des Indes, un Anglais qui s’est fait surnommer « Johnny Rigole ». Ce garçon nous a pris en amitié, mon cousin et moi. Sur un bout de papier de ciment il me fait son testament, léguant son yacht à mon cousin, à moi sa Rolls et quelques hectares de terre à un copain. Nous y avons cru... ».
« Ce que nous croyons de plus en plus, c’est que la fin de notre calvaire approche. Ce n’est pas sans plaisir que nous voyons déambuler sur les routes toute une population allemande en débâcle, rappelant ce que nous avons connu en 1940 ». Les Allemands, aux abois, mettent les Déportés sur les routes, pour changer de camp, en traversant à pieds l’Allemagne ou l’Autriche. Celui qui faiblit, celui qui tombe, est abattu.

« Pour moi, après la gare d’Amstetten, c’est le retour à Mauthausen. A cette période là, j’attrape un flegmon à l’aine gros comme un œuf de poule. Pas question d’aller au « revier » c’est-à-dire à l’infirmerie car ce serait signer mon arrêt de mort ». « Je me présente seulement au bloc, à celui qui fait office d’infirmier. Il était coiffeur la veille. Il me fait une incision au couteau, fait sortir le pus, met de la pommade et un panse-ment en papier hygiénique. Le seul médicament au bloc était la pommade, la même pour toutes les plaies qu’on faisait tenir avec du papier hygiénique en rouleau. Le « revier », pas question d’y aller, nous avions fini par comprendre que c’était l’antichambre de la mort ; les Nazis se débarrassaient des Déportés qui avaient cessé de pouvoir travailler. ».

Au camp, presque tous les Déportés souffrent de diarrhée. Pour la combattre, une solution : manger du charbon de bois. On sent la fin de la guerre, la pression disciplinaire se relâche par moment, en particulier lors des bombardements. Des Déportés, polonais ou russes, trouvent du bois et des patates qu’ils cuisent en faisant le cercle autour du feu pour protéger leur butin du désir des autres. « Nous, après, nous avons mangé le charbon de bois qui restait. « C’est dégueulasse » disait mon cousin qui refusait d’en manger, refusant le seul moyen de combattre cette diarrhée qui nous affaiblissait toujours davantage. Mon cousin, malgré nous, avait décidé d’aller à l’infirmerie. Nous avions réussi à l’en empêcher, mais un matin, il n’était plus auprès de nous. J’apprendrai plus tard qu’il est mort au Revier, achevé à coups de talon par la sentinelle allemande qu’il empêchait de dormir en se levant pour aller aux toilettes. Il est mort le 28 avril 45, le jour où j’ai été libéré. »

 Liberté, Liberté chérie

Le 24 avril 45, en effet, la Croix Rouge pénètre dans le camp de Mauthausen, à la suite d’un accord avec les Allemands pour un échange de prisonniers : des Déportées politiques françaises et valides, contre des prisonniers allemands détenus en France . C’est ainsi que Mme Berthe Besnard est libérée.

« Le 26 ou le 27 avril 1945, j’ai reçu pour la première fois un colis de la Croix Rouge : chocolat, riz, pain d’épice, pâtes de fruits, café. Convoitise des Russes, bagarre. C’est là que j’ai perdu le testament de Johnny Rigole. J’y croyais tellement que j’en ai parlé à ma mère dès mon retour en France. »

28 avril 45. Ce jour-là arrivent à pied les camarades Quentin Miglioretti, Pierre Troadec, le capitaine Monin. « Et moi je suis embarqué dans l’un des 10 ou 15 camions de la Croix Rouge qui procèdent à un échange de prisonniers. Pour moi c’est la fin. Notre colonne arrive au CHUR en Suisse d’où nous sommes dirigés vers un centre de criblage en France qui tente de dépister les Allemands qui essaient de fuir leur pays en déroute au sein d’un convoi de prisonniers ou de déportés. Puis, par le train, nous gagnons Annemasse, en Haute Savoie et Paris. »

Gare de Lyon, la Croix Rouge : « J’en ai gardé un mauvais souvenir. Des dames du beau monde nous attendent avec des assiettes de petits gâteaux. »

« Et nous les Déportés nous nous jetons dessus comme des malappris. Scandale. Les belles dames nous font comprendre que nous sommes bien des terroristes, des communistes, nous qui arrivons en chantant l’Internationale et en nous jetant sur les petits gâteaux. Ce n’est pas les manières qu’elles attendaient de pauvres Français, de pauvres Déportés sur lesquels elles étaient venues s’apitoyer. ».

Après la gare de Lyon, le centre Lutétia, centre de regroupement. Ici pas d’accueil mondain, mais une grande chaleur humaine, des lits attendent les Déportés pour qu’ils puissent se reposer un peu avant de rejoindre leur famille. « Mais moi, je ne veux pas attendre et une de mes tantes me conduit au train. C’est au Centre d’Accueil de Laval que je retrouverai ma famille, ma mère, ma fiancée et que j’apprendrai la mort de mon cousin. Quant à mon père, plus jamais de nouvelles. ».
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A propos de Marcel Letertre-père, André Bessière raconte qu’il était encore vivant mais mal en point le 8 mai 1945, à l’issue de la marche forcée d’évacuation du Kommando Flöha. A Theresienstadt (Terezin), aux mains de la gendarmerie tchèque, les rescapés de Flöha se trouvent dans une vaste pièce aux murs noircis, au relents fétides.

« Des centaines d’ombres humaines manifestent leur joie en riant, pleurant ou criant dans toutes les langues à l’annonce de la Victoire. Alors qu’une voix fragile entame les premières mesures de La Marseillaise, une autre s’époumone à le faire taire : "Pas comme ça, Bon Dieu !". Un calme relatif s’établit. Encouragée la voix poursuit : "En de telles circonstances, l’honneur de chanter notre hymne national revient à l’officier de notre kommando le plus ancien et le plus élevé en grade, notre camarade Letertre." Une table est aussitôt installée sur laquelle Paul Taillebois aide Marcel Letertre à monter. Le malheureux tient à peine sur ses jambes. Des larmes perlent à ses yeux lorsque, la voix brisée par l’émotion, il chantonne dans un silence absolu la plus bouleversante des Marseillaise. Le chœur essoufflé de ses camarades l’accompagne bientôt. L’espace d’un instant l’intensité de la scène sublime le visage du vieil homme aux traits déjà creusés par la mort »
[André Bessière, D’un enfer à l’autre, page 376]

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Reprenons le récit de Marcel Letertre-fils : « Très vite, les miens comprennent que le retour est difficile, qu’il leur faudra de la patience pour que je me réhabitue à vivre comme tout le monde, sans chercher à me protéger des coups, sans guetter autour de moi ceux qui voudraient prendre ma nourriture. « Mon petit gars, nous avons beaucoup pensé à toi » me dit ma mère. Et je lui réponds « Moi, j’ai tout fait pour vous oublier ». Pauvre femme. Il m’a fallu des semaines pour lui expliquer que, dans les camps, il ne fallait pas se laisser mourir, il ne fallait pas céder aux émotions et aux pensées qui pouvaient vous donner le cafard, vous faire fléchir, abandonner la bagarre pour survivre. A Rennes, au début de ma captivité, je pleurais et priais beaucoup. J’avais 23 ans. C’est un co-détenu, Auguste David, un communiste, qui m’a aidé à sortir de cet état dépressif. Je n’ai plus pleuré, plus prié, je n’ai pensé qu’à survivre, à manger tout ce que je trouvais, à éviter les coups et les blessures. Dans les camps j’ai cru perdre la Foi en Dieu »

« Le 7 mai 1945, j’étais de retour à Châteaubriant. Le 8 mai c’était le défilé de la victoire : ils avaient sauvé la France, ils avaient gagné la guerre, ceux qui étaient à Châteaubriant ce jour-là, y compris ceux que j’avais contactés deux ans plus tôt pour faire partie d’un réseau et qui n’avaient pas bougé. En ce 8 mai 1945, j’avais un peu d’amertume. »

Que ce témoignage, en combattant l’oubli, serve la cause de la liberté, de la dignité et de la paix : « La guerre est finie. Je suis de ceux qui ont survécu, oh combien marqués dans leur corps et dans leur cœur, échappés de ces usines à désarticuler les corps, à déshumaniser les esprits. »

« N’oublions jamais » dit le titre du bulletin de l’amicale de Neuengamme, fondée en septembre 1945. « Accepter de pardonner, mais ne pas oublier la souffrance et le sacrifice, refuser de chasser de nos esprits les visions atroces des camps de la mort où l’horreur, la haine et la violence côtoyaient la dignité. Ne pas oublier. Et raconter. Témoigner, pour que les jeunes générations sachent à quelles extrémités peut descendre l’homme s’il refuse à d’autres hommes le droit d’être et de vivre en homme. »

Témoignage de Marcel Letertre-fils, Avril 1985

Marcel Leterte - père
D 36 - Marcel Letertre

Marcel Letertre, père : Notes de déportation

La fin des camps : les marches de la mort


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Texte du livre "Telles furent nos jeunes annees", telechargeable ici : http://www.journal-la-mee.fr/IMG/pdf/LivreMee.pdf

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