Les Anges de Noël
C’était un soir de décembre. J’avais enquillé une demi bouteille de scotch, sans même respirer, comme ça, mécaniquement, comme tout paumé qui se respecte et qui, depuis longtemps, a perdu sa femme, ses gosses, son pavillon de banlieue et le reste. Ne me restait que mon pardessus gris.
Et Victor, mon chien, qui passait le plus clair de son temps roulé en boule, dormant à mes pieds, fidèle.
J’avais sans doute un peu trop bu. Je ne voyais pas encore les habituels éléphants roses mais je distinguais déjà, sur les murs du taudis qui me servait d’appartement, un minuscule petit lapin, ma foi, tout aussi rose. "Bon Dieu, mais c’est bien sûr", me dis-je en me servant un autre godet. « On est le 24 et l’autre vieux con de Père Noël va certainement faire sa tournée. Une fois de plus, il va tout faire pour m’éviter, cette vieille saloperie, ce résidu, cette crapule, ce faux-cul »
Eh oui, depuis des années - vingt ans et un peu plus, je ne savais plus exactement - depuis l’accident, depuis que j’avais tout paumé, femme, gosses, pavillon de banlieue et le reste, depuis que je m’étais mis minable en buvant comme un trou et traînant ma misère, ce sale con de Père Noël ne me rendait plus visite, m’ignorait totalement, m’oubliait, me dédaignait, me méprisait, bref m’évitait systématiquement. Il passait devant ma porte - que je prenais pourtant soin de laisser largement ouverte - mais ne s’arrêtait pas, ne me remettait nul cadeau, caisse ou paquet et bien pire ne me jetait pas même un regard.
Chaque année, c’était la même chose, le même scénario. Le Père Noël s’engouffrait dans l’immeuble, passait le rez-de-chaussée - où il n’y avait personne, une conciergerie certes mais, signe du temps, plus de concierge - et fonçait directement dans l’escalier pour s’arrêter chez les cathos du premier étage qui, en attendant de se rendre à la messe de minuit, regardaient sagement et en famille les toujours aussi magnifiques programmes de la télévision.
Au deuxième, il n’hésitait pas plus à frapper à la porte cadenassée de mon voisin de palier, ancien militaire de carrière, qui lui ouvrait, année après année, en criant "à vos rangs, fixe" pour s’esclaffer ensuite grassement, longuement, content comme pas possible de sa bonne blague.
Enfin, il ne rechignait pas non plus à faire étape chez ces trous-du-cul d’anciens intellectuels de gauche qui occupaient tout le troisième étage et qui, au coup de sonnette, entrebâillaient juste ce qu’il faut leur porte, lui laissant ainsi deviner de vagues odeurs d’encens tandis que la cage d’escalier s’emplissait soudain des sons majestueux de quelque grande musique classique.
Bref, le Père Noël faisait son boulot et la tournée des popottes vite fait bien fait et hop, il redescendait quatre à quatre les escaliers - passait à nouveau sans un regard devant ma porte grande ouverte - rejoignait la rue et se tirait illico presto.
Il m’avait bien fallu me rendre à l’évidence, chez moi, non, il ne s’arrêtait pas, il ne s’arrêterait pas, il ne s’arrêterait plus.
Tout cela me parut soudain comme trop difficile à vivre, pour tout dire carrément dégueulasse et injuste et c’était comme si cette situation unique et annuelle - que je vivais depuis si longtemps déjà et qui n’était donc qu’habituelle - me devenait dès lors impossible à envisager à nouveau. Il me fallait faire quelque chose, réagir, faire cesser cette triste farce, cet affront, cette souffrance ... mes larmes.
Le soleil se cachait. La radio ronronnait et Cabrel était coincé dans le trafic. Nous partions vers la mer et devions rouler toute la nuit. A trois heures du matin ce fut le clash. Fatigue, inattention, je n’avais pas vu le « stop ». Un 35 tonnes, ça ne pardonne pas. Ma femme, mes gosses endormis, en vrac, en sang, tous morts dans l’auto de tôles tordues et calcinées, de verres pilés. le noir de la nuit. Moi, éjecté, la gueule cassée au milieu d’un champ de marguerites. Sonné. Et bien plus tard le réveil à l’hosto. Néon, et mon vieux père penché sur moi me tenant la main. Gravité. Tes yeux, mon tendre père et ta voix me disant le drame, le choc, les bruits affreux, le feu crépitant, les cendres, elle, mon aimée, eux, mes deux petits, et le courage requis pour continuer à vivre. Seul
La bouteille de scotch était pratiquement morte quand j’entendis ses pas dans l’escalier. Il s’engagea prestement vers le premier étage, poussa la porte du foyer catholique, échangea quelques mots convenus avec les bienheureux époux et posa discrètement les cadeaux au pied de la crèche que surmontait un gigantesque arbre illuminé. Sur le canapé, rangés les uns auprès des autres, les quatre petits chrétiens de la maisonnée somnolaient, en attendant l’heure de la messe de minuit, devant la télévision. D’évidence, les pieux programmes de cette soirée de Nativité ne semblaient guère les intéresser.
Victor bailla longuement et s’étira.
Sous le soleil. Pierre et François, du haut de leurs quatre et six ans, jouaient dans le jardin. Je m’étais approché du tipi et j’avais fumé le calumet de la paix avec mes chers petits indiens. Ils riaient. Moi si grand, assis dans le cercle, mes deux gosses m’entourant et qui chahutaient et qui jacassaient et qui criaient « grand sachem, grand sachem ». Et ils se jetaient contre mes genoux, mon ventre, ma poitrine et nous roulions à terre enchevêtrés, en boule, ensemble. J’aimais ces temps de jeux, moments privilégiés d’échanges, de tendresse et d’amour. Mes deux petits garçons criaient leur joie. Je goûtais pleinement le bonheur de ma paternité.
"A vos rangs, fixe". L’éclat de rire énorme de l’ancien adjudant d’active me ramena à la réalité. Ma porte était bien entendu ouverte et j’aperçus le zèbre coiffé du béret de rigueur qui se gondolait, mimait un ridicule garde-à-vous et un impeccable salut militaire devant l’autre qui visiblement n’appréciait guère ce genre d’humour mais souriait toutefois poliment. « Au Tonkin, mon p’tit gars, on s’torchait le cul avec des cailloux » croyait bon d’ajouter la rampouille qui avait à coup sûr fêté la naissance du petit jésus avant l’heure et au rosé et tenait une sérieuse cuite. Pour parfaire l’ambiance, les rires hystériques de sa bonne femme inondaient le palier. Le Père Noël expédia les affaires courantes, tendit ses paquets et tourna derechef les talons direction l’étage supérieur. Comme l’année passée, comme d’habitude et comme toujours il passa devant ma porte sans un regard.
Toujours en boule, couché à mes pieds, Victor émit un vague grognement.
La radio ronronnait et Cabrel était encore coincé dans le trafic. Il faisait nuit. Les enfants dormaient sur la banquette arrière. Nous partions vers la mer et nous roulions dans le silence. Elle venait de me dire son désamour. Elle n’en pouvait plus du train-train quotidien, de la banalité des jours, de mes absences répétées pour cause de boulot - toujours le boulot - de mes indécisions, de mes inattentions, elle ne voulait pas se faner, vieillir prématurément, elle se sentait encore jeune et belle et désirable. Et d’ailleurs elle avait un autre homme dans sa vie, un homme qui la faisait rêver, qui l’entourait, qui savait la tendresse et les émois. C’était ainsi, il n’y avait plus rien à faire pour changer le cours des choses. Elle en aimait un autre, elle aimait Alain D, oui Alain et elle était résolue à tout quitter, à me quitter, sa décision était prise, irrévocable. Elle partait, elle était déjà partie. Avec Alain, Alain D., mon ami .
Mozart, Beethoven, Rossini ? Les sons harmonieux d’un ensemble de musique classique emplirent la cage d’escalier. L’autre mauvais con de prétentieux d’ex-gauche caviar du haut venait sans nul doute d’entrouvrir son antre et, besicles sur le nez, "Nouvel Obs" dans une main, daignait toutefois tendre l’autre pour serrer la pince du Père Noël, le faisant profiter de deux ou trois fins traits d’esprit avant de récupérer son dû et ses paquets enrubannés et de bien vite refermer la porte. Le Père Noël redescendait déjà quatre à quatre les escaliers.
Une fois de plus, il ne s’arrêterait pas. Décidément, il ne s’arrêterait plus.
Victor s’était dressé sur ses pattes, grognant de manière inquiétante, de plus en plus sourdement, tous crocs dehors, menaçant.
Nous partions vers la mer et roulions dans la nuit. Il était bientôt trois heures du matin. Entre elle et moi, dans l’habitacle du break Peugeot, un silence lourd s’était installé. Oppressant. Soulagée sans doute par ce qu’elle considérait comme des aveux nécessaires et salvateurs, elle s’était pourtant assoupie.
Il se mit à pleuvoir. Seuls se faisaient entendre les battements métronomiques des essuie-glace tandis que la lumière des phares déchirait la nuit. Je roulais comme un con, de plus en plus vite et les images les plus folles, les plus terribles, défilaient sous mon pauvre crâne. Ce fumier d’Alain D., c’était juré, je lui ferai la peau. La pluie redoubla bientôt de violence. J’accélérais encore. Je me rendais bien compte que j’étais en train de péter les plombs et de perdre complètement les pédales, mais c’était plus fort que moi, plus fort que tout. Il fallait en finir et tout faire sauter. Je crus distinguer au loin un panneau « stop » et perpendiculairement à ma route d’énormes faisceaux lumineux qui s’avançaient à grand vitesse. J’eus le réflexe - ou l’idée ? - de détacher ma ceinture de sécurité et j’ouvris ma portière. Instinct de survie, meurtres avec préméditation ? Le choc fut épouvantable .
Il n’eut ni le temps de comprendre ce qui lui arrivait, ni celui de réagir. Comme il repassait sur le palier, je me ruai sur lui et, ses pieds décollant du sol, je le transportai littéralement dans ce qui me servait d’appartement.
Victor hurlait en sautant à la gorge du Père Noël.
Et plus je me déchaînais - le bourrant de coups et continuant de frapper, frapper et frapper encore à la face, au corps, dans les côtes, le foie, les jambes, le ventre - plus mon chien grognait et hurlait et mordait furieusement. Ce furent dix minutes de folie totale, dix minutes de violence et de coups, dix minutes de terreur et de sang .
Un 35 tonnes, ça ne pardonne pas. Le noir de la nuit. Tous morts dans l’auto de tôles tordues et calcinées. Moi, éjecté, la gueule cassée au milieu d’un champ de marguerites. Sonné.
Le Père Noël gisait à terre et ne bougeait plus. La folie m’avait quitté et je m’étais posé le cul dans le fauteuil, récupérant de cette avalanche de coups donnés, me ressaisissant peu à peu, reprenant mes esprits.
Victor, lui aussi, s’était calmé et il avait repris place à mes pieds, en boule, somnolant. Fidèle.
Je respirai profondément et empoignant une autre bouteille de scotch, l’ouvris et bus à plein goulot. Je contemplai mon œuvre, ce risible pantin encapuchonné de rouge qui, désarticulé, s’était figé sur le tapis, forme sans vie. Bizarrement, j’éprouvai un immense soulagement et je me sentis comme libéré. C’en était fini de mes souffrances et de mes larmes... Le Père Noël était raide mort. Il ne pourrait plus désormais m’éviter, m’ignorer, m’oublier, me dédaigner, me mépriser, il ne passerait plus jamais devant ma porte sans s’arrêter, sans un regard.
Et bien plus tard le réveil à l’hosto. Néon, et mon vieux père penché sur moi me tenant la main. Gravité.
Minuscule, le petit lapin rose fit bientôt place aux habituels, quotidiens et vespéraux éléphants, ma foi, tout aussi roses. J’étais plus que saoul, j’étais défoncé et plus que jamais minable. Avant de sombrer dans ma nuit et de ronfler comme un train, je voulais voir sa tronche éclatée à ce triste con, cette vieille saloperie, ce résidu, ce faux-cul, cette crapule, cette crevure.
J’eus la force de me lever, me mis à genoux devant le corps allongé et entrepris d’ôter, d’un geste mal assuré, la capuche du Père Noël.
Je le reconnus immédiatement, c’était lui, c’était bien lui. Il avait le visage d’Alain.
C’était Alain D.
Tes yeux, mon tendre père et ta voix me disant le drame, le choc, les bruits affreux, le feu crépitant, les cendres, elle, mon aimée, eux, mes deux petits, et le courage requis pour continuer de vivre. Seul.
Je fis trois pas en arrière et j’ouvris tant bien que mal la fenêtre.
Victor, qui avait compris que mon histoire s’arrêterait là ; se dressa sur ses pattes, s’étira longuement et vint vers moi. Fidèle.
Je le pris dans mes bras et le serrai tout contre ma poitrine. Nous sautâmes. Libres.
Comme deux anges de Noël.
Léopold.