Souvenirs d’enfance et de guerre
1935
Ce jour de septembre 1935 est resté gravé dans ma mémoire. C’était ma première rentrée scolaire. Ce matin-là, je quitte mon petit village pour rejoindre les écoliers du village voisin. Mais ils sont déjà partis. Alors je dois me rendre seul à l’école. Seul, je le suis dans mon village, composé de personnes adultes et âgées. Je n’ai pas eu, jusqu’alors, l’occasion de me « frotter » à d’autres garçons. Arrivé dans la cour de l’école, où s’ébattent environ 150 écoliers, je suis saisi d’une certaine inquiétude. Je m’approche d’un gars qui me semble plus « petit » que moi, celui-ci me décroche un coup que je ne sais pas éviter. Le coup me vaccine pour le reste de ma vie…
Je suis venu à l’école avec mes sabots de bois (crise exige). Avec ce type de chaussures et mes pieds plats, je suis peu disposé pour les jeux qui demandent de la rapidité. Très vite, on m’exclut car je fais perdre mon camp. Finalement, les jeux de billes correspondent mieux à ma nature !
En arrivant à l’école, comme d’autres élèves, j’accroche sous le préau la musette qui contient mon repas du midi et la petite bouteille de cidre ainsi que le capuchon protecteur de la pluie, du vent et du froid. Le repas du midi, nous le prenons au réfectoire. La plupart des élèves mangent une soupe de légumes, servie à l’école. Moi, mes tartines sont le plus souvent composées d’une sardine ou d’une rondelle de saucisson. Le vendredi (jour maigre), un œuf. J’ai le souvenir d’un gars qui, après avoir écalé son œuf, a eu la surprise d’y découvrir un poussin ! Il ne l’a pas mangé mais, avec sa langue, il n’a rien perdu de la substance qui l’enveloppait…
L’entrée en classe se fait au son de la cloche fixée à l’angle du mur de l’école. Les 35 à 40 enfants de chaque classe se tiennent en rang et en silence dans l’attente de l’ordre du maître, pour entrer. Attention à ne pas faire le mariole car le maître dispose d’une badine redoutable…
De cette période, je me souviens des pièces de théâtre jouées au Patro. et très réputées dans la région. L’une de celles-ci « La terre qui meurt » (de René Bazin) (1) rappelait tout l’attachement à la terre bretonne, chantée par Théodore Botrel. Quitter sa terre natale, même pour rechercher un emploi, n’est pas bien vu, la ville étant considérée comme une « mangeuse d’âmes ». Les acteurs sont, sauf exception, des hommes qui tiennent les deux rôles. En saison hivernale où il n’y a ni fêtes, ni ciné, ni bals (interdits par les curés), c’est pratiquement l’une des rares occasions de se divertir et… de rester dans le « droit » chemin.
De 1936 à 1939 : la Gauche et les vacanciers
Durant cette période de crise économique, nous en voyons passer des cherche-pain et des bohémiens (Roms). Sans doute, ces derniers fuient-ils les nazis mais nous l’ignorions alors et nous avions peur d’eux car on disait qu’ils enlevaient des enfants…
1936, la gauche est au pouvoir et l’inquiétude se manifeste dans les conversations. On parle des « Cocos », des Juifs et des Francs-maçons qui gouvernent la France. J’entends également évoquer les Croix de Feu et surtout l’Action française très présente dans mon pays (bien que le pape de l’époque l’eût interdite) mais je ne discerne pas alors l’enjeu de ces propos.
De la guerre d’Espagne on parle peu. Il est vrai par manque d’informations ou parce que celles dont on dispose émanent d’un même courant de pensée de tendance Action française.
Pourtant, dans un village proche, des Républicains espagnols (une famille) trouvent refuge. S’ils ne sont pas mal accueillis, leur intégration n’est pour autant pas aisée. Il leur faut vivre. Alors ils se « débrouillent ». Les champs leur offrent divers légumes et les nombreux pommiers, des pommes à croquer. A cette époque, où la mixo n’existe pas, le gibier abonde. Très vite, ils deviennent des spécialistes du braconnage. Pendant la guerre, ils iront même jusqu’à Nantes y vendre « leurs » produits…
Ce qui se passe en Allemagne nous parvient par de faibles échos. J’ai le souvenir d’une caricature d’une revue « catho » ridiculisant le « Führer » (cet hebdomadaire deviendra collabo)… Il est souvent question d’un certain Hitler.
Un jour, étant avec mon père, nous croisons un paysan d’un certain âge et la conversation s’engage entre eux. Notre interlocuteur, prenant une attitude gravissime, profère ces paroles : « IKLER (Hitler) ! mon bonhomme ! » C’est tout ce qu’il dit, mais ces paroles ont en moi une telle résonance que, de suite, j’établis un lien avec le diable dont nous parle, trop souvent, le curé au caté . Au cours de cette période (36-39) nous voyons « descendre » des vacanciers. Ce sont le plus souvent des personnes du pays, parties travailler à la ville. On ne peut pas dire qu’ils sont bien vus ! Les paysans, habitués à travailler douze heures par jour et toute la semaine, les considèrent comme des fainéants. Il est vrai par ignorance de la dureté de leur travail. Il est aussi vrai que, de leur côté, les vacanciers, qui ont perdu l’usage du patois, ont parfois tendance à snober leurs anciens camarades de classe…
La gauche qui depuis 1936 gouverne le Pays est considérée par beaucoup, en campagne, comme trop laxiste et encourageant à la paresse (congés payés à ne rien faire !). En 1940, lorsqu’arriveront les troupes d’Occupation et que l’on verra ces solides soldats, super-entraînés, les critiques seront encore plus acerbes vis à vis de cette gauche seule responsable de tous nos maux. L’amertume est d’autant plus grande « qu’on » les avait battus en 1918. C’est pourquoi le vainqueur de Verdun deviendra l’homme « providentiel ».
De 1939 à mai 1940 : prions pour la Paix
Septembre 1939, la rentrée des classes a un goût particulier. Nous ne retrouvons que notre Directeur. Les autres maîtres sont mobilisés et remplacés par des « suppléants ». A la tête de ma classe se trouve une femme d’un certain âge d’aspect plutôt revêche. Durant cette période, sur la cour de l’école, les conversations vont bon train. Il y a les « informés » au courant du déroulement de la guerre. Et il y a ceux qui inventent. A les entendre, qu’estce que les "Boches" dérouillent !…
Notre Directeur, ancien de la guerre de 14 18, conscient semble-t-il de la supériorité « physique » des soldats ennemis, nous contraint à faire des exercices de « gym » assez poussés. Finis les jeux de billes !…
La récré du début de l’après-midi nous la passons à prier pour la paix, mais à prier à genoux, sur le ciment graveleux du préau. Les genoux m’en piquent encore !
Nous avons bien raté notre coup car les Allemands arriveront quand même jusqu’à l’école. Les autorités du Pays qui, toutes tendances confondues, se sont précipitées au Sacré-Cœur de Montmartre n’ont d’ailleurs pas mieux réussi.
Pendant la drôle de guerre (39-40) des troupes anglaises sont cantonnées en Forêt du Gâvre. Un jour, un officier anglais vient à Derval demander où se trouve le château de son ancêtre (Tour St Clair). Il s’agit de Knolles qui avait été chef des armées anglaises au cours de la guerre de succession au duché breton (XIVe siècle). (Jean IV, duc de Bretagne, lui avait donné les seigneuries de Rougé et de Derval en récompense de son soutien mais en même temps pour punir le sieur de Derval d’avoir servi la cause du roi de France). Ce fait est relaté à l’école, notre maître nous dit : « cela aussi c’est de l’histoire ! »
En mai « 40 » les Anglais déguerpissent et quittent la forêt du Gâvre en abandonnant sur place un stock de marchandises. Celles-ci font le bonheur des riverains. Je me souviens d’une personne nous ayant fait cadeau d’une boite de bougies, bien utiles car nous n’avons pas encore l’électricité, et le pétrole à brûler se fait déjà rare. Les devoirs du soir je les fais à la lueur d’une chandelle « artisanale » : une betterave évidée et remplie de saindoux, dans laquelle brûle une mèche en coton. Et ça fume !
L’occupation de Derval de 40 à 43
Les événements de mai-juin 40 nous parviennent d’une manière assez floue. Les troupes allemandes ont certes envahi le pays mais « on » espére le « miracle » comme en 1870 ! Puis, tout s’enchaîne très vite. L’appel de De Gaulle, le 18 juin, n’est, semble-t-il, pas ou peu entendu. On parle de Pétain qui aurait reçu les pleins pouvoirs. Puis c’est l’armistice. Quel ouf de soulagement. « La guerre est finie ! » Le vainqueur de Verdun est aux commandes. Il prend la figure d’homme providentiel… Bien sûr, il y a les prisonniers mais, c’est sûr, ils vont bientôt revenir ! Tel est le sentiment quasi général…
Le 10 juillet 1940 les Allemands arrivent à Derval et occupent l’école ainsi que deux châteaux (La Garlais et la Haye) et autres locaux du pays.
La rentrée scolaire de 1940 se fait avec beaucoup d’appréhension. Que ne disait-on pas à propos de ces "Boches" ! La première Occupation durera jusqu’au 24 mars 1941… Puis, un nouveau contingent de troupes arrive début novembre 1941.
En fait, l’Occupation à Derval se fera par intermittence jusqu’à ce que les Allemands envahissent la Russie… Quel bouleversement pour nous, les écoliers, mais aussi pour notre Directeur qui a fort à faire pour défendre les intérêts de son école.
Ce dont je me souviens le plus, ce sont des tranchées creusées dans le jardin de l’école et bien sûr des soldats évoluant dans la cour, avec tout leur barda. Pour nous qui n’avions pas connu de troupes militaires, c’est impressionnant. Comme de les voir défiler, manœuvrer, marcher au pas de l’oie en chantant à tue-tête des chants très scandés et pour nous très inquiétants…
Un jour, nous sommes en récré, « ils » sont en instruction sous le préau, autour d’une mitrailleuse. La curiosité nous conduit à nous approcher, de plus en plus près. Un sous-officier nous fait signe de nous éloigner mais nous revenons à la charge et, semble-t-il, plus bruyants. Alors, cette fois, l’officier instructeur hurle des ordres au sous-officier que celui-ci immédiatement répercute à notre égard : « Rauss, rauss ! » tandis que la mitrailleuse est braquée sur nous. Panique générale. D’une course effrénée, nous nous précipitons à la porte du fond de la cour mais celle-ci est, tout-à-coup, devenue bien étroite pour livrer passage à une cinquantaine de garçons. La trouille de notre vie !
Arpentage et Marseillaise
Chaque rentrée de classe, après la récré, commence par un chant. Notre maître et directeur est passionné par le chant et la musique. Il nous communique cet art vocal. Le répertoire est varié, nous animons les offices religieux du dimanche. Divers chants porteurs d’une morale figurent aussi au programme. Avec l’arrivée de Pétain au pouvoir, le nouvel « hymne » national s’impose. A tue-tête nous chantons « Maréchal nous voilà » : ce chant est entraînant et les paroles galvanisent les gamins que nous sommes (à partir de 1943, il n’a plus été chanté).
Des chants de province, dont : « Anne de Bretagne, duchesse en sabots » sont retenus par notre maître « pour faire la nique à l’Occupant ». On chante aussi "La servante sage" : « Marion sous son prunier secouait ses prunes, un bossu passa par là ... ». Des soldats, souvent assis aux fenêtres de l’étage, nous écoutent chanter : montrons-leur, dit notre maître, que les petits Français sont aussi forts qu’eux en ce domaine.
Le 19 mars 41, jour de la fête de St Joseph, patron de l’Ecole, les plus « grands » vont, l’après-midi, dans une prairie éloignée, faire de l’arpentage : délimiter 1 ha de terrain. L’opération terminée, aux quatre coins du rectangle et à la tête de chaque piquet flotte un petit drapeau tricolore. Avant de partir, la petite « troupe » entonne la Marseillaise…
13 mars 1943, nouvelle arrivée de troupes à l’école. Cette fois ils sont plus exigeants et plus teigneux. L’école est totalement réquisitionnée. Il faut déménager tout le mobilier scolaire et l’installer dans des locaux de fortune. Une semaine plus tard, ils partent pour le Front Russe. Résultat, deux déménagements en 15 jours.
Réquisitions et incendie
En 1941, l’armée d’occupation avait réalisé la construction de baraquements en bois, sur un terrain proche du bourg de Derval afin d’y recevoir 80 chevaux et 30 voitures hippomobiles (ils projetaient alors d’envahir l’Angleterre). Du fourrage, foin et paille, est réquisitionné dans les fermes de la région. Après être bottelé, il est entreposé là. Je me souviens d’avoir vu les Occupants venir à la ferme de mes parents y couper une bonne tranche dans la barge de foin… (1)
Un soir de 1943, à la nuit tombante, un magnifique incendie illumine tout le bourg : impressionnant, tout brûle ! On n’a jamais su qui avait craqué l’allumette… Une personne du « coin » prétend avoir vu dans le noir la silhouette d’un soldat américain !!! Il est curieux de constater l’imagination débordante de certaines personnes en présence de situations paradoxales.
Le S.T.O. – 1943
Le S.T.O. service de travail obligatoire (loi du 16 février 1943) concerne les jeunes gens nés en 1920-21-22. A Derval, deux enseignants de l’école partent pour l’Allemagne avec 2 ou 3 autres gars du pays. Mais la grande majorité reste sur place. Les uns se cachent dans des fermes, d’autres sont embauchés pour les besoins de l’industrie locale : ramassage du lait, ou fabrication du charbon de bois en forêt pour alimenter les « gazos » équipant les camions de la laiterie. Quelques autres rejoignent le maquis…
1943 marque un tournant dans cette guerre. A l‘école, les aînés parlent des Américains qui, après l’Afrique du Nord, viennent de débarquer en Italie ; de Stalingrad où les troupes allemandes ont capitulé. On peut dire qu’à partir de ce moment, les mentalités évoluent. A Londres, la « figure » du Général commence à s’imposer et beaucoup de personnes, jus-qu’alors pétainistes, se rallient au Commandeur…
L’électrification de la commune est achevée et un fait nouveau apparaît : la T.S.F. Celle-ci bouleverse notre vie. Nous étions jusqu’alors isolés, coupés du monde, de la culture, de l’info. Nous avons brusquement une autre vision des choses, de la vie, et les informations nous parviennent. Radio-Paris nous distille un programme favorable aux armées du Reich si bien que, lorsque celles-ci reculent, on a l’impression qu’elles reculent victorieusement. Henriot, collabo chargé de l’information, orateur né, nous distille sa propagande et ses mensonges : « l’Angleterre comme Carthage sera bel et bien détruite ! »
Heureusement, nous avons la B.B.C. de laquelle nous arrive la voix de la « France Libre ». Nous sommes informés du cours des évènements même si l’émission est souvent difficile à capter, en raison du brouillage de l’Occupant.
J’ai le souvenir aussi des terribles bombardements de St Nazaire et Nantes, des avions venant de l’Angleterre pour y larguer leurs bombes. Que de dégâts et de victimes innocentes !
Fin 43, Derval compte 400 réfugiés de Nantes et St Nazaire. L’école St Joseph accueille une classe d’enfants nantais….
La Libération – 1944
On n’y croyait plus et pourtant « Iis » ont débarqué en Normandie. De chez nous on entend le bruit des canons… Deux mois plus tard, la nuit du 3 au 4 août, un vacarme nous laisse présager quelque chose d’important : « ils » sont arrivés ! Qui ça ? Les Américains ! Nous découvrons d’autres uniformes, des soldats affables à l’allure décontractée. Nos libérateurs ont un « goût » de démocratie. Plus rien à voir avec l’armée que nous avons subie durant 4 années.
L’après-midi de ce jour-là pas question de travailler, pourtant la moisson attend ! Nous nous retrouvons au bourg pour fêter l’événement. Les cafés sont archi-pleins mais la guerre n’est pas finie.
A Derval le C.D.L. (Comité Dervalais de Libération) est formé. Le mois suivant, il entreprend de destituer le maire, suspecté de collaboration, mais une importante manifestation de Dervalais fait avorter cette tentative. Cependant, en octobre le Préfet, après avoir maintenu les conseillers en place, nomme cinq des membres du C.D.L. au Conseil Municipal. Le maire, Henri Hay de Slade n’est pas reconduit dans ses fonctions. Il souffrit de cette décision, tout comme beaucoup de Dervalais. Il ne comprenait pas, pensant ne pas avoir démérité. Concernant le S.T.O. par exemple, il n’avait pas fait de zèle. Dans l’une de ses fermes en métayage, il cachait même le fils d’une relation, un clerc de notaire, venu de Normandie, muni d’une fausse identité.
A la Galotière, au château, il usa de ses relations pour faire admettre, en qualité de jardinier, un ouvrier peintre dervalais.
Village martyr ?
Deux jours avant la « Libé », Karl Hillger, motocycliste allemand est abattu. Comme vaguemestre, il assurait la liaison Vannes-Nantes et passait régulièrement par la route départementale Conquereuil-Marsac. Arrivant au village du Coudray, avant d’amorcer le virage, il faisait parfois un petit signe de la main aux enfants de ce village.
Mais ce jour-là, une rafale de mitraillette met un terme à son parcours de vie…. Dans ce cas, peut-on vraiment parler d’acte de résistance ? En tout cas, les habitants des villages voisins du drame, pousseront un ouf de soulagement lorsque les Américains arriveront. A quelques jours près, Derval aurait pu être, comme l’ont été tant d’autres : « un village martyr » !. (Quelques temps après la guerre, la famille de Karl Hillger viendra à Derval pour tenter de récupérer la dépouille mortelle du défunt enterré dans les bois voisins. En vain. Le lieu où son corps avait été enterré n’avait pas été matérialisé).
Bataille des Gaubretières
Le 4 août 1944 au matin, les Américains sont à Lusanger où ils sont accueillis avec enthousiasme. Vers 9 h un défilé est organisé et des gerbes sont déposées au Monument aux Morts et au cimetière, sur la tombe des deux aviateurs canadiens tombés à la Butte de l‘Epine. Mais en même temps, l’officier américain est avisé : un camion d’Allemands vient de Sion, traînant un canon anti-char, et va probablement tâcher de percer en direction de Treffieux. Imédiatement, trois tanks américains partent se placer dans les champs près Les Gaubretières. Le camion allemand arrive au bourg de Lusanger au moment où le défilé sort du cimetière. Les jeunes, qui voient des Américains partout, commencent à jeter des fleurs quand, tout à coup, les occupants du camion tiennent en joue le défilé avec leurs mitraillettes. Changement de décor ! Et tout le monde de s’égailler dans les champs environnants. Aucun coup de feu ne part, les Allemands pousuivent leur route après avoir ainsi rappelé qu’ils sont encore là.
Lorsque le camion allemand arrive en vue du premier tank, la route est encombrée : une charrette de gerbes et un troupeau de vaches entrent à la ferme. Gêné, le tank ne tire pas, mais le deuxième, placé plus bas de la côte, crève les pneus du camion qui, désemparé, va s’échouer un peu plus bas près des maisons des Gaubretières. Les Allemands se mettent en tiraileurs dans le fossé et ripostent aux tirs des trois tanks concentrés sur eux avec mitrailleuses et canons.. Mais ils ne peuvent tenir devant une telle puissance de feu et ceux qui peuvent encore se traîner s’enfuient vers le bois voisin. Résultat : neuf Allemands tués et deux blessés, le conducteur de la charrette de gerbes a une jambe brisée, la jument a été tuée ainsi que deux vaches. Les corps des soldats allemands sont transportés au cimetière de Lusanger par une camionnette de la laiterie de Derval où une fosse commune est creusée pour les ensevelir.
Les blessés sont eux aussi transportés par un véhicule de la laiterie requis pour la circonstance. Ils sont d’abord conduits à Derval. Là le docteur Capel reconnaît que ce n’est pas « son rayon » et le voyage continue jusqu’à l’hôpital de Nozay où ils reçoivent les soins du docteur Mérand. Des gens " bien informés ", avisent les Américains que, dans la forêt de Domnesche, proche du bourg, il y a bien 200 Allemands (en fait il y en a peut-être une douzaine, isolés et errants). Sur la foi de ces renseignements, les Américains prennent les grands moyens et décident d’incendier la forêt. Commence alors la sarabande des avions semant des bombes dans tous les coins, jusqu’aux portes du bourg de Lusanger. Ce qui eut pour effet de semer la panique parmi les habitants. La forêt de Domnesche brûle de partout et va continuer de brûler pendant près de trois semaines.
A cette date, Nozay n’est pas encore libéré et donc reste en zone allemande. Aussi était-il aisé de penser que les blessés allemands, se trouvant à l’hôpital, avaient pu être atteints par les forces du maquis. Le lundi 7 août, dans la soirée, arrive à Nozay de la troupe allemande avec tanks et artillerie. La ville est cernée, deux otages sont pris . Mais les blessés allemands sauvent la situation en disant qu’ils ont été blessés, non par des francs-tireurs à Nozay, mais par des troupes de l’armée américaine à 15 km de là. Ils se louent des soins et des égards qu’on a eus pour eux. Le 18, les Américains libèrent Nozay et conduisent les deux blessés allemands à l’hôpital de Rennes. (compte-rendu écrit par le curé de Lusanger en 1944)
Les habitants de Fougeray eurent moins de chance : trois jours après la libération de leur commune, ils virent arriver des chars qu’ils prirent pour des chars américains. Ils manifestèrent leur joie. Celle-ci se transforma vite en larmes car il s’agissait d’Allemands qui ouvrirent le feu. Il y eut des morts dont le docteur Nouailles qui s’était précipité pour porter secours aux blessés.
En guise de conclusion
En campagne, nous n’avons pas eu trop à souffrir des contraintes de l’Occupation, contrairement à la ville où les produits alimentaires faisaient cruellement défaut. Si nous avons vécu l’occupation épisodique des troupes de la Wehrmacht, nous avons eu la chance de ne connaître ni les SS, ni la Gestapo. Certes nous devions fournir bétail et lait aux réquisitions, mais on n‘en est pas morts ! Une personne venue chez mes parents eut un jour ces propos : « Finalement nous n’avons pas trop souffert de la guerre. Ce qui m’a le plus manqué, dit-elle, c’est mon café noir du matin !!! ». (Durant cette période le café était remplacé par de l’orge grillée) .
L’industriel dervalais, propriétaire de la laiterie, n’avait sans doute pas eu le choix lui non plus. Il devait fournir beurre et fromage à la réquisition (contraintes imposées par l’Occupant à la signature de l’armistice de juin 40). En avril 44, un groupe de « résistants » viendra lui régler son compte. Pourtant, après sa mort, la laiterie continua de fonctionner comme avant. Un officier allemand venait régulièrement effectuer des contrôles.
Après les bombardements de Paris, au printemps 44, le Maréchal était venu dire sa compassion aux Parisiens dans la peine. Une foule de personnes acclamait le chef de l’Etat français… Quatre mois plus tard, c’est le Général De Gaulle qui est accueilli par la même foule. L’histoire venait de changer : le Général « félon » de juin « 40 » était, tout à coup, légitimé, tandis que le sauveur de « 40 » devenait traître à la patrie. Quel paradoxe ! La foule est versatile dans sa soumission aux autorités.
Pour l’Histoire, la France de la capitulation est devenue la France résistante et victorieuse. C’est pourtant la même France et le même peuple qui a connu, vécu, pendant plus de 4 ans cette situation paradoxale. Il y a des Français qui ont choisi de combattre hors du sol national. D’autres sont restés : enfants, femmes et personnes âgées. Eux aussi ont contribué, par leur présence, à conserver et faire vivre le Pays. Dans l’Ouest, notre position géographique nous a valu d’être « protégés » au regard de ce qui s’est passé dans d’autres pays, eux aussi sous le joug de l’Occupant.
(article de Julien Bretonnière)(Pseudonyme de Auguste Martin)
N.D.L.R. :
L’auteur de ces lignes s’exprime avec ses souvenirs d’enfance (1935-1944), son vécu, son ressenti. Ces souvenirs ont servi ses réflexions et ses analyses. Il ne prétend pas être totalement objectif dans ses conclusions.