Une nouvelle de Guy Le Bris
Pourquoi est-il revenu s’installer définitivement ici, à la Jonchère, la vieille demeure familiale ?
Pour y finir ses jours comme l’affirment les gens du pays ?
Certes. Mais qui se doutait que sa fin, justement, était si proche ?
Il y a trois semaines, lors de sa dernière visite au docteur Hamel, il a entendu, hébété, ce dernier prononcer les mots fatals : « tumeur cancéreuse », « état très grave », « une opération peut-être ? ».
Il s’est ressaisi et a eu le courage de demander :
– Il me reste combien de temps ?
– Vous savez, c’est difficile à dire... Et, puis, pourquoi chercher à savoir ?
– Je vous en prie, il le faut.
Alors, le praticien, gêné :
– Quelques mois... peut-être plus...
Il a donc décidé de quitter Nantes, pour toujours. Pour mourir dans la maison qui l’a vu naître.
Mais quelle autre raison l’a poussé à partir ? Il n’en sait rien encore. De façon très confuse, il a ressenti comme un appel.
Il a trouvé la maison en ordre, tout comme le parc, le potager et le verger.Henri et Jeanne, qui occupent une petite maison à l’entrée du parc et sont chargés de l’entretien de la propriété, ont fait, comme toujours, du bon travail.
Fatigué par la maladie et l’âge - soixante-seize ans - il a demandé à Henri et Jeanne de lui aménager une chambre, au rez-de-chaussée, dans le petit salon. Ainsi, il n’aura pas, à gravir l’escalier.
De son lit, il a vue sur le parc.
Ce mois de septembre est superbe. Le ciel s’est voilé d’une gaze légère. L’air est doux et sent la fane de pomme de terre.
Chaque après-midi, il s’installe, dans son fauteuil, sous le gros marronnier dont les feuilles commencent à se piquer de rouille. Là, il songe et médite.
Le bilan de sa vie ? Pas difficile, vraiment. Il laissera, il en est sûr, le souvenir d’un homme dur et parfaitement égoïste.
Ni femme, ni enfants. Plus de famille ! Plus rien ! Personne pour le pleurer !Tout compte fait, c’est mieux comme ça. Il n’a jamais cru qu’il y avait une vie après la mort. Le néant, seulement le néant ! Au moment même où il cessera de vivre, le temps et l’espace seront, pour lui, abolis.
Cette pensée simple - simpliste ? - lui suffit.
Il a encore en mémoire ces vers de Cadou appris il y a bien longtemps, au collège :
Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages
Pas la moindre allusion
Pas le moindre bagage
Le vent de la déroute aura tout emporté
Depuis sa mort annoncée, le regard qu’il porte sur les choses a changé. Un rien l’émerveille : le moindre caillou, la plus humble plante... Il veut jouir de chaque être, de chaque objet. Chaque seconde qui passe lui est chère. Appuyé sur sa canne, il se promène parfois, dans les allées.
C’est en fin d’après-midi, quelques jours après son arrivée, qu’il a fait sa connaissance. C’est un petit garçon tout blond. Neuf ou dix ans tout au plus. Il s’est arrêté dans le chemin creux qui longe le verger et regarde les fruits avec envie.
Le vieil homme l’interpelle d’une voix douce pour ne pas l’effrayer.
– Bonjour, comment t’appelles-tu ?
– Pierre.
– Tu habites par ici ?
– Oui... tout près... là-bas.
Il montre une maisonnette basse, mangée de vigne vierge, à demi-cachée derrière une haie vive, à trente mètres de là.
– Veux-tu manger une poire ?
– Oui, si c’est une william’s !
Le vieil homme sourit.
Déjà, Pierre s’est faufilé sous le fil de fer servant de clôture. Tout en savourant la poire, il demande :
– Et toi, qui es-tu ?
– Je suis le propriétaire de la maison.
– Je ne t’ai jamais vu. Pourtant, je me promène souvent autour de chez toi.
– C’est que mes séjours ici étaient courts et bien rares. J’ai un appartement à Nantes où je vivais jusqu’à maintenant. Mais c’est fini. Je m’installe définitivement à la Jonchère.
– Tu es vieux... ! Tu es forcément un grand-père.
– Je ne suis pas grand-père.
– Pourquoi ?
– Parce que je n’ai pas eu d’enfants. Je n’ai donc pas de petits enfants.
– Oui, oui, je comprends. C’est pour ça que tu es triste. Parce que tu n’es pas grand-père.
– J’ai l’air si triste ?
– Oui. Je n’aime pas les gens tristes. Alors, si tu veux, en revenant de l’école, je passerai te dire bonjour. Je t’appellerai "Papy". Comme ça, tu seras heureux.
– Tu es très gentil. Je te remercie. Mais, tu vas t’ennuyer. Tu ne préférerais pas jouer avec tes camarades ?
– Oh, mais je ne resterai pas longtemps... J’aurai encore le temps de jouer après. Ne t’en fais pas ! Allez, à demain !
Vif et léger, il a déjà disparu dans le chemin.
Fidèle à sa promesse, Pierre vient chaque soir. Le vieil homme l’attend, assis sous le marronnier.
Quand l’enfant arrive tout essoufflé, il trouve sur la table du jus de fruit et quelques friandises préparés par Jeanne. Il s’assoit et raconte. Il a tant à dire : l’école, le maître, les camarades. Et puis, les rencontres sur le chemin : le hérisson, le lapereau, le merle...
Il y a deux jours, le vieil homme lui a parlé de son enfance. Il a montré à Pierre, sorties d’un album bleu bien fatigué, les photos jaunies où on le voit, à six ans, ici même, à la Jonchère, pousser une petite brouette sur la pelouse, pédaler sur une bicyclette blanche, dans l’allée, faire de la balançoire.
Pierre s’étonne, s’esclaffe :
– Tu étais drôlement habillé ! Tiens, mais la balançoire, on dirait qu’elle était accrochée au marronnier.
– Oui, c’est bien le même arbre. Tu sais, il est très très vieux. Il a environ deux cents ans et peut encore vivre longtemps !
Sifflement admiratif de Pierre à qui, à vrai dire, la notion de temps échappe encore un peu.
L’enfant questionne :
– Pourquoi as-tu enlevé la balançoire ?
– Je te l’ai dit. Parce que je n’ai pas eu d’enfant. Il n’y avait plus personne pour se balancer.
– Tu pourrais dire à Henri qu’il en accroche une là, à la grosse branche, pour moi.
– C’est une excellente idée. Ce sera fait !
A cet instant, une feuille rouille et jaune se détache et se pose sur la table de jardin. Pierre s’en empare et déclare :
– Tu vois, les feuilles tombent. Elles sont en train de mourir. Bientôt, ce sera l’hiver. Toute la nature va mourir !
– Que non !... regarde ! Le vieil homme se lève, saisit l’extrémité d’une jeune branche flexible du marronnier, la tire à lui et dit :
– Tu vois, les bourgeons sont déjà formés. Tout l’hiver, ils vont rester clos. Au printemps prochain, ils s’ouvriront, donneront de nouveaux rameaux, de nouvelles feuilles.
– Alors, c’est pour cela que les feuilles meurent et tombent ?... Pour laisser la place aux nouvelles ?
– Tu as tout compris...
Il y a deux jours, Maître Naulin, mandé d’urgence, est venu à la Jonchère. Le vieil homme désirait refaire son testament. Il a légué une part de sa fortune à Henri et Jeanne. L’autre part, comprenant la Jonchère, ira à Pierre
Le notaire n’a pu se retenir :
– Tiens, pourquoi cette fantaisie ?
Le vieil homme a répondu :
– C’était nécessaire... absolument nécessaire...
Aujourd’hui, en fin d’après-midi, Henri est venu installer la balançoire. Il l’a fixée à la plus grosse branche du marronnier.
Le vieil homme est très las ce soir. Comme la sève se retire dans l’arbre qui sèche, il sent la vie refluer en lui.
Le crachin n’a pas cessé de tomber durant toute la journée. Il n’a pu sortir au jardin.
Pierre n’est pas venu. Rien d’étonnant à cela. Hier soir, il toussait beaucoup, semblait fiévreux. Une bronchite sans doute. Il aura dû garder le lit.
Le vieil homme s’est couché de bonne heure. Il fait encore jour. Un crépuscule humide et sale.
Jeanne ne viendra que plus tard fermer les volets de la porte-fenêtre.
Appuyé sur ses oreillers, il regarde intensément le parc, à travers les vitres. Il se sent en paix
Est-ce la bruine qui brouille ainsi le paysage ? Les arbres, les massifs, les allées, tout devient subitement flou.
On dirait que quelqu’un vient de s’asseoir sur la balançoire. Un enfant qui ressemble trait pour trait au petit garçon qu’il était. Il y a longtemps, il y a si longtemps... Oui, c’est bien lui, en col marin, longues culottes et chaussettes blanches.
Puis, peu à peu, très lentement, l’image de Pierre, souriant, vient se substituer à la sienne.
L’enfant commence, doucement à se balancer...
Alors, le vieil homme sait pourquoi il est revenu ici. Il tend la main vers la porte-fenêtre et murmure :
– Pour un enfant sur la balançoire...
A la nuit tombante, Jeanne, sous son parapluie noir, remonte l’allée qui, sous les tilleuls, mène à la maison du vieil homme. C’est l’heure où elle doit, comme chaque soir, venir fermer portes et volets.
Subitement, au bout de l’allée, là-bas, sous le marronnier, il lui semble apercevoir, presque indistinctes derrière le rideau de bruine qui noie le paysage, deux silhouettes d’enfants.
L’une d’elles lui est familière. C’est celle de Pierre, assis sur la balançoire.
L’autre lui est inconnue. C’est celle d’un garçon portant des vêtements surannés : une veste à col marin, de longues culottes et des chaussettes blanches.
Jeanne s’approche mais il n’y a personne sous le marronnier.
"Voilà que j’ai des visions maintenant." grommelle-t-elle.
Elle se hâte vers la maison, pénètre dans la chambre...
Le vieil homme n’est pas là !
Jeanne l’appelle. En vain...
Comme c’est étrange ! Tout est en ordre dans la chambre. On dirait que le lit n’a pas été défait.
Un livre est resté ouvert sur la table de chevet.
Jeanne s’approche, se penche...
Elle lit maintenant les deux lignes soulignées au crayon rouge :
"Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages..."
Guy Le Bris
(cette nouvelle a remporté le premier prix de Concours International de Nouvelles à Blois, en 1999)